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LA MÉDÉE (Fureurs et Fracas)

 

La Médée et la question de la barbarie, en scène.

 

Il n'est rien de plus bête que de monter Shakespeare pour le rendre clair. De par sa nature, il n'est pas clair. C'est un matériau absolu.

 

Mathias Langhoff, reprenant et commentant Brecht (1927) en note d'intention pour Richard III, 1995.

 

Nous avons hésité quelque temps entre plusieurs manières de travailler cette langue, craignant que sur la durée du spectacle, ça ne lasse les spectateurs car ça devient une langue vraiment «étrangère» non seulement par la versification qui bouleverse la syntaxe et par le vocabulaire parfois bien différent des termes actuels, mais, surtout, parce que cette diction qui fait sonner les consonnes, «estrange» même des mots «familiers». Fallait-il traduire certains passages et les faire dire en langue moderne ? Projeter une traduction ? Ne laisser cette langue qu’à Médée ?

 

Eu égard à la façon dont le texte pose ces questions de la barbarie et du terrorisme, nous avons opté pour cette dernière solution. En effet si les autres « personnages » de la pièce parlaient comme elle, seuls ses mots la rendraient « barbare », et le contraste avec les « civilisés », nécessaire à la scénarisation du débat, serait moins évident ! La nourrice elle-même, sa confidente, aimante, semblable sur ce point à Jason et Créon, considère comme « barbares » ses actes passés (les meurtres d’Absyrthos et de Pélias) et futurs (les meurtres de Glauque et des enfants, l’incendie du palais qui fait périr ses habitants dont le roi Créon).

 

Ainsi cette nourrice dira le texte tel qu’il est écrit, (comme Jason) mais de manière moderne, voire carrément traduit en langue contemporaine, puisque, civilisée et quasi Coryphée à certains moments, elle ne cesse de tenter d’inculquer à Médée des principes raisonnables.

 

Ainsi, le choix dramaturgique qui donne à Médée un parler « dérangeant », pose théâtralement, rien que par la diction des acteurs, un débat entre celle que sa langue, immédiatement, désigne comme « estrange » (à la fois « étrange » et « étrangère ») (alors que la rigueur de son discours est indiscutable) et « le monde dit civilisé » celui des Corinthiens, mais aussi le nôtre, puisque la langue de la nourrice et de Jason, (qui véhiculent notre manière de penser la barbarie et la civilisation), plus « policée » (aux sens de « politesse » et de « police ») nous apparaît plus familière dans sa forme comme dans la morale qu’elle véhicule.

 

Or ce langage poli est aussi celui de la « force aveugle » et de la « traîtrise » !

 

C'est donc d'abord par ce biais que La Médée du XVIème siècle dira le débat qui agite « notre monde » sur la question de la barbarie. Mais il faut aller plus loin, dans le travail scénographique pour le poser politiquement sans pour autant le rendre plus clair qu'il ne l'est, tant dans ce texte que dans le monde réel.

 

Comme ceux que nous appelons aujourd’hui « barbares », Médée a un comportement apparemment dicté par un « extrémisme » d’essence « religieuse » (tout son discours est ponctué d’appels aux dieux et d’accusations de « blasphème » de la part de Jason) en contradiction avec un comportement civilisé, fondé sur des raisons politiques (elle-même le rappelle à Jason dans la pièce d’Euripide) dont elle refuse la valeur.

Son extrémisme la conduira à des actes « terroristes » assez proches de ceux des « kamikazes » contemporains : la  « bombe incendiaire» est déposée, cachée dans un cadeau, dans le palais, par ses propres enfants.

Mais de même que cette comparaison « négative » avec notre monde est aisée à établir, une autre comparaison peut être faite (oubliée par ceux qui opposent sans nuances « barbares » forcément sans excuses, et « civilisés » forcément sans reproches) qui concerne les conditions, créées par les « civilisés », de la fabrication du « terrorisme » de Médée, comme de certains « terrorismes » contemporains.

 

Médée est une « étrangère » adoptée seulement quand elle est utile à la société civilisée, mais rejetée une fois que d’autres intérêts se font jour. N’est-ce pas aussi une situation qu'ont connu les parents de nos « barbares » contemporains ?

 

Comme les harkis d’il y a 50 ans, Médée a « trahi » son peuple pour aider le « colonisateur », qui s’empare du trésor de sa terre ; elle a tué « son  frère » pour l'aider. D’abord bien accueillie, car nécessaire au retour du vaisseau Argo, (ce qui est une meilleure condition que celle des harkis immédiatement parqués dans des bidonvilles), elle devient vite « la sale étrangère » et en elle se construit la révolte contre les « traitres civilisés » qui a aussi muri dans le monde contemporain

 

Pour autant, ce n'est pas parce que le parcours de l'héroïne peut décalquer celui de meurtriers contemporains que le texte justifie ou même explique terrorisme et barbarie. L'exposition théâtrale du débat, instauré par le sujet de la pièce comme par l'écriture du poète, ne vise qu'à en mettre à nu les secrets, mêmes ceux qui ne semblent pas cohérents, sans le rendre plus clair qu'il n'est et le résoudre.

 

Ainsi, puisque dans la tragédie antique, l'héroïne est « monstrueuse » de sorte qu'en aucun cas le spectateur n'est incité à s'identifier à elle et à son hubris, la langue de Médée, venue d'un autre monde, d'un autre temps, outre qu'elle caractérisera sa différence, empêchera d'emblée toute identification, d'autant plus qu'elle sera clairement distincte de celle des autres figures, celles qui condamnent sa violence, soit par la force (Jason, Créon), soit par une « éducation à la prudence » (Nourrice).

 

Pour rappeler la distance infranchissable qu'établissait le théâtre grec entre le mythe régi par des lois religieuses et la cité policée par des lois laïques, on renforcera « scénographiquement » la distance à garder par rapport à la violence de l'héroïne. Ainsi Nourrice oscillera entre « attrait » et « répulsion » : tour à tour confidente au langage « aspiré » parfois par celui de sa maîtresse, auquel elle peut difficilement résister, ou « Coryphée », installée à la frontière de la scène et de la salle, parlant « comme un livre », autant à Médée qu'aux spectateurs.

 

En fait, dans l'adaptation que nous avons faite pour distribuer le texte entre trois acteurs, Nourrice prend en charge plusieurs répliques du Gouverneur, notamment certaines de celles qui encouragent Médée à accepter l'ordre de Créon et le récit de « l'attentat ».

 

Aussi, le statut qui caractérise le mieux sa « figure » est celui de « Gouvernante » au double sens domestique et politique du terme. Nous la caractériserons donc de la sorte sur le plateau.

Comme la Coryphée antique qui était un « médiateur politique », capable de se mettre à la place de toutes les parties, elle alternera son jeu selon ses trois fonctions : nourrice et gouvernante quand elle se placera dans l'espace de sa relation personnelle à Médée : (nourrice quand l'émotion et l'affection l'emporteront sur la raison, gouvernante le reste du temps) et gouverneur quand elle se placera dans l'espace politique.

 

Elle portera même, comme Jason gendre du Roi dont on fête le mariage, un habit de « gouvernant » contemporain, tandis que celui de Médée ne permettra pas de l'identifier, ni géographiquement ni historiquement : son temps n'est pas celui de l'histoire, c'est celui du mythe et le Caucase de la mythologie est aussi violent (Io y fut poursuivie et Prométhée enchaîné), que celui de l'histoire contemporaine.

 

Ainsi par tous ces contrastes, sera révélée la « rigueur rigoureuse » et vivante du raisonnement de Médée, sans que l'incohérence et la discontinuité psychique entre les deux pôles qui inspirent ses actes, apparaissent moins obscures que le texte les écrit.

 

Sous des dehors abrupts, et des cris de colère, son discours se montrera capable de révéler les failles de la condamnation injuste qu'elle subit, comme des consolations de celle qui veut la raisonner.

 

Sur le théâtre, sera donc simplement exposé ce débat que notre monde tente de fermer d'emblée en ne considérant que la monstruosité de « l'estrangère » criminelle, sans interroger ses propres  monstruosités, masquées dans une rhétorique formatée pour rendre immédiatement assimilable le point de vue d'un monde bien ordonné qui peut faire passer pour juste ce qui est injuste.

 

Mais ce n’est pas le seul paradoxe de La Médée de Jean Bastier de la Péruse !

Cette Médée, archaïque, violente et barbare par son comportement et par sa langue pourrait bien se révéler, en même temps, moderne et féministe !

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