top of page

LA MÉDÉE (Fureurs et Fracas)

 

Pourquoi Médée ?

Pourquoi « ceste Médée-là » ?

Pourquoi « cest estrange parler » ?

 

Le malheur pour notre littérature dramatique est l'énorme différence entre intelligence et sagesse. Quand les auteurs dramatiques allemands commencèrent à réfléchir, comme c'est le cas par exemple avec Hebbel ou avant lui avec Schiller, ils commencèrent par construire une structure. Shakespeare n'a pas besoin de réfléchir. Il n'a pas non plus besoin de construire une structure. Chez lui, le seul constructeur est le spectateur. Shakespeare ne tord jamais le cours du destin d'un homme au second acte pour rendre possible le cinquième acte. Toute chose chez lui suit son cours avec naturel. Dans le caractère discontinu de ses actes, on reconnaît l'incohérence de la destinée humaine, lorsqu'elle est rapportée par quelqu'un qui n'a aucun intérêt à la remettre en ordre et à parer une idée qui ne peut être qu'un préjugé d'un nouvel argument qui ne provient pas de la vie. Shakespeare est par nature obscur. Il est matériau absolu.

Bertolt Brecht,1927, traduction de Irène Bonnaud*

 

C’est d’abord pour continuer à travailler sur des écritures aussi «singulières » que celles de Sonia Chiambretto, Alain Béhar ou Colette Peignot que CHTO Compagnie s’est tourné vers La Médée de Jean Bastier de la Péruse, (1529-1554), poète poitevin du XVIème siècle, mort à 25 ans, que nous avons adapté pour trois acteurs en faisant des coupes et en redistribuant certaines répliques, sans modifier le texte.

 

Mais en quoi une pièce dont la fable simple et claire se développe en vers classiques peut-elle être considérée comme aussi inventive et étrange que trois « méfables schématiques » du XXème siècle, qui bousculent les règles des écritures poétique et théâtrale, comme celles de la typographie ?

 

C’est – paradoxalement – à cause de son « ancienneté » que cette écriture devient aussi singulière que les trois autres, à condition d’en restituer la prononciation « baroque » (et même quasi médiévale).

 

Pour une oreille contemporaine, habituée à une langue de moins en moins accentuée et articulée, l’articulation de toutes les consonnes, comme en « ancien » ou en « moyen » français, fabrique une langue étrangère, violente.

 

Ainsi, le premier cri de Médée, articulé : « DI-Y-É-OU-XXXXX », et non « Dieu(x) » nous entraîne d’emblée, ailleurs, dans une radicalité, rebelle aux bonnes manières, et à tout ce que le monde convenu des «civilisés» a si bien «policé».

 

Et Médée (L.M.) apparaît alors « sœur » des trois « figures » que nous avons déjà exposées sur le théâtre :

- REBELLE comme LA Sveta qui raconte sa fuite dans Chto; Interdit aux moins de quinze ans de Sonia Chiambretto (Chto);

- RADICALE comme LA Laure qui signe les Écrits de Laure de Colette Peignot  (E.L.);

- ANARCHISTE comme LA danseuse approximative de La pierre fendue, d’Alain Béhar (P.F.).

 

Comme Sveta, la jeune Tchétchène qui a fui le Caucase et s’est réfugiée à Marseille Médée se heurte à la brutalité des hommes, des guerriers, et doit fuir sa terre de Colchide, juste de l’autre côté du Caucase, pour s’abriter à Corinthe. L’accueil en terre étrangère est à la fois rassurant et douloureux. Et la « nostalgie-langue » la saisit, en réaction à la « soldat-langue »

 

Comme à la danseuse de La pierre fendue, les hommes (Jason, Créon) lui disent, (autrement, mais ça revient au même) :

« Tu pourris tout, pourriture », (P.F.)

parce qu’elle ne suit ni les conventions ni la « norme », sœur en cela de Laure, aussi, qui crie :

« Aux chiottes, les grands sentiments / les passions pesantes » (E.L.)

et provoque, non au meurtre, mais à la prostitution et au viol :

« que tout chavire /que nos mères soient maquerelles : que nos femmes soient putains / nos filles violées » (E.L.)

 

Toutes quatre vont au bout de leurs échappées du monde normé, celui où l’on veut leur fixer une place désignée d’avance :

« Pourquoi tu es venue ici / Qu’est-ce que tu fais ici / Retourne chez toi ! », (Chto)

« Prends ta place, fais l’effort […] c’est arrangé », (P.F.)

« le petit monde en sucre candie ou en pot au feu l’assise de la vie matérielle ». (E.L.)

« Le Roy Creon vous faict commandement / De desloger hors d'icy promptement, / Vous et vos filz, et qu'en ceste contrée / Vous ne soyez, huy passé, rencontrée. / Allez ailleurs pour demeure choisir, / Vuidez soudain, car tel est son plaisir. ». (L.M.)

 

Elles démasquent,

« les regards, comme ça », (Chto)

«[celui qui] triche le partage comme ça l’arrange », (P.F.)

« la vertu, la distinction, la bienséance, la mesure, le charme, la Franchise », (E.L.)

« les énormes injures / Des amans faulce-fois et des maris parjures. ». (L.M.)

 

Pour le monde «policé» ce sont, peu ou prou, des «terroristes» !

 

D’ailleurs elles en conviennent :

« Je choisis un pseudonyme […] SOUMEYA […] La première femme Re Belle - morte à la guerre », (Chto)

« furieuse est ma colère […] J’emmerde et j’affole ta raison. […] Je déjoue le jeu. L’inhumanité dominante. » (P.F.)

« Me sentant quelque peu monstre / Je ne reconnaissais plus les humains / que pourtant j’aimais bien […] Mise à bas du monstre », (E.L.)

« Employant le sçavoir qui t'a mis hors de peine / A te violenter et à t'estre inhumaine. / Autant que te fus douce en ferme loyauté, / Autant seroy cruelle en dure cruauté. / […] / C'est trop peu que cela; ce sont faicts de pucelle: / Tu ne sçavois pour lors que c'est d'estre cruelle. / Hausse-toy maintenant, horrible ta fureur; / Tes faicts facent aux Dieux et aux hommes horreur! » (L.M.)

 

*Bertolt Brecht, interview radiophonique de 1927, rapportée par Margot Heinemann, How Brecht Read Shakespeare, in Political Shakespeare- New Essays in Cultural Materialism, ed. by Jonathan Dollimore and Alan Sinfield (Manchester University Press, 1985), 

bottom of page